VI
Ce soir-là, Lars Powderdry vint prendre sa maîtresse Maren Faine à la succursale parisienne de la S.A. M. Lars, où Maren occupait un bureau au décor aussi recherché que…
Il chercha en vain le terme exact de comparaison : les goûts esthétiques de Maren défiaient toute description. Les mains dans les poches, il regarda autour de lui tandis que Maren, dans la toilette, s’apprêtait à plonger dans le monde réel. Pour elle l’existence commençait quand s’achevait sa journée de travail. Et cela en dépit de la haute position directoriale qui était la sienne.
Elle avait vingt-neuf ans, était assez grande – 1 m. 70 pieds nus – avec une chevelure d’un roux lumineux. Roux ? Disons plutôt acajou, rien de la perruque artificielle à la mode, en plastique et à mèches photographiques. Non, Maren pouvait prouver que ses cheveux étaient authentiques. Elle se réveillait dans une sorte d’illumination, les yeux brillants comme… comme l’enfer, pensa-t-il. Mais quelle importance ? Quel est l’homme qui s’arrêterait à cela à sept heures et demie du matin ? À une telle heure, une femme aussi belle, alerte, légèrement trop grande, éclatante de couleurs, à la fois gracieuse et musclée, est un défi à toute froideur logique et une tentation abominable au point de vue sexuel. Que pouvait-on faire avec elle ? Au moins après les premières semaines. Il est impossible de continuer toujours sur le même rythme, n’est-ce pas ?
Comme Maren revenait dans le bureau, son manteau jeté sur les épaules, il ne put s’empêcher de dire :
— Vraiment, tu te moques pas mal de ce qui se passe ici ?
— Tu veux dire de l’entreprise ? De la S.A. M. Lars ? Elle avait ouvert de grands yeux amusés, ayant déjà deviné son jeu :
— … Écoute, tu as mon soma la nuit et mon esprit toute la journée. Que veux-tu de plus ?
— Je hais la préciosité, et je ne plaisante pas. Soma ! Pourquoi pas un corps comme tout le monde ? Où as-tu appris cela ?
Il avait faim, il était irrité, harassé. À cause du chaos des fuseaux horaires, voilà dix-huit heures qu’il était debout.
— Tu me hais, dit Maren sur le ton d’un conseiller matrimonial, un ton qui impliquait : « Moi, je connais tes motivations réelles », mais aussi : « Toi, tu ne les connais pas. »
Elle le regardait en face, sans craindre ce qu’il pouvait dire ou faire. En effet, se dit-il, s’il pouvait théoriquement la congédier et l’expulser de l’appartement parisien dont il était le propriétaire, et cela en pleine nuit, il n’avait réellement pas barre sur elle. Se souciait-elle vraiment de sa carrière ? De toute façon, elle trouverait ailleurs une bonne situation. Du jour au lendemain. Elle n’avait pas besoin de lui. En cas de séparation, peut-être le regretterait-elle une semaine, peut-être se mettrait-elle à pleurnicher après son troisième martini… et ça s’arrêterait là.
D’autre part, s’il la perdait, il y aurait en lui une blessure qui ne se refermerait jamais.
— Tu veux dîner ? demanda-t-il sans enthousiasme !
— Non, prier. Il la regarda :
— Quoi ?
Calmement, elle expliqua :
— Je veux aller à l’église, allumer un cierge et prier. Qu’y a-t-il d’étrange à cela ? Je le fais environ deux fois par semaine, tu le sais bien. Tu le savais déjà quand tu m’as…
Elle termina sa phrase avec une grande délicatesse :
— … quand tu m’as connue. Au sens biblique du mot. Je te l’ai dit la première nuit.
— Un cierge, mais pourquoi ?
Dans son esprit, on ne pouvait brûler un cierge que pour quelque chose.
— C’est mon secret, dit-elle.
Il se sentit encore plus déconcerté :
— Alors, je me couche. Peut-être n’est-il que dix-huit heures pour toi, mais en ce qui me concerne il est déjà deux heures du matin. Allons chez toi, tu me feras quelque chose de léger pour dîner, puis je récupérerai un peu de sommeil pendant que tu seras à l’église.
Il fit quelques pas vers la porte. Ce fut alors que Maren lui dit :
— Il paraît qu’un fonctionnaire soviétique t’a approché aujourd’hui.
Il s’arrêta net, surpris :
— Qui t’a dit cela ?
— J’ai reçu un avertissement. Du Conseil. Un blâme officiel adressé à la firme : on nous enjoint de nous méfier des petits vieillards.
— Cela m’étonne.
Elle haussa les épaules :
— Il fallait bien que le bureau de Paris soit informé, n’est-ce pas ? C’est arrivé dans un endroit public.
— Je n’ai pas été chercher cet idiot. Il s’est approché de moi alors que je buvais une tasse de café.
Il se sentait mal à l’aise. Le Conseil lui avait-il vraiment adressé un blâme officiel ? Si c’était le cas, c’est à lui que la communication aurait dû être faite.
— Ce général… je ne me souviens jamais de son nom… ce type gras dont tu as si peur. Nitz !
Elle sourit, et il eut l’impression d’un glaive qu’on retournait soudain en lui, dans son flanc.
— … Le général Nitz nous a contactés par la ligne vidéo du circuit ultra-intérieur et il nous a ordonnés d’être plus prudents. J’ai répondu que je te préviendrai. Il a dit…
— C’est une histoire inventée de toutes pièces.
Mais elle ne mentait pas. Cela avait eu lieu probablement dans l’heure qui avait suivi sa rencontre avec Aksel Kaminsky. Maren avait eu toute la journée pour lui transmettre cet avertissement. Elle avait attendu jusqu’à maintenant, alors que le taux de sucre dans son sang était si bas qu’il n’avait plus de ressort. C’était elle, craché !
— Je ferai mieux de l’appeler, dit-il, se parlant presque à lui-même.
— Il est au lit. Consulte la table horaire pour Portland, Oregon. De toute façon, je lui ai tout expliqué.
Elle s’engagea dans le couloir et il la suivit, pensif. Ensemble, ils attendirent l’ascenseur qui les transporterait au niveau du toit où était parqué son sauteur, propriété de la firme. Maren chantonnait, le poussant à bout :
— Tu lui as expliqué, mais quoi ?
— Que tu réfléchis depuis longtemps à cela, et qu’au cas où tu estimerais qu’on ne t’apprécie pas, qu’on ne t’aime pas, tu étais prêt à remettre ta démission.
— Et qu’a-t-il répondu ? demanda-t-il sans élever la voix.
— Le général Nitz a dit oui. Il sait que tu peux toujours donner ta démission. Il apprécie ta position. En fait, les militaires du Conseil, à leur réunion spéciale mercredi dernier à la Forteresse Washington, ont étudié ton cas. Et l’état-major du général Nitz a signalé qu’ils tenaient en réserve trois autres dessinateurs de mode d’armement, trois nouveaux médiums déjà couverts par la Clinique Wallingford, à St-George, Utah. Il calcula rapidement :
— Il n’est pas deux heures du matin en Oregon : il est midi, midi juste.
Il fit demi-tour et reprit le chemin du bureau.
— Tu oublies que nous avons adopté maintenant le temps Econ-Toliver.
— Mais en Oregon, le soleil est en plein milieu du ciel ! Patiemment, Maren secoua la tête :
— Cela n’empêche pas qu’au T.E.T. il est deux heures du matin. N’appelle pas le général Nitz. Abandonne. S’il avait désiré te parler, il t’aurait vidéophoné à ton bureau de New York et non à celui-ci. Il ne t’aime pas. Voilà ce qui en est, qu’il soit midi ou minuit.
Son sourire était de plus en plus délicieux.
— Tu sèmes le mécontentement et la discorde, dit Lars.
— Je dis la vérité. Veux-tu savoir ce qui ne va pas en toi ?
— Non.
— Ce qui ne va pas…
— Assez ! hurla-t-il. Elle poursuivit :
— Ce qui ne va pas en toi, c’est que tu te sens mal à l’aise parce que tu t’occupes de mythes, ou de mensonges, comme tu les nommes. Alors tu vas et viens toute la journée, mal à l’aise. Et quand quelqu’un commence à te dire la vérité, tu fonces, les yeux fermés. Psychosomatiquement, tu es malade de la tête aux pieds.
— Hum…
— Avec le tempérament emporté et violent que tu as, ceux qui doivent traiter avec toi, à leur point de vue, n’ont qu’une solution, c’est de te dire que le mythe…
— Ah, assez ! Nitz a-t-il donné d’autres détails sur les médiums qu’ils ont découverts ?
— Naturellement. Un petit garçon, gras comme un loir, qui suce des sucettes à longueur de journée très désagréable. Une vieille fille entre deux âges dans le Nebraska. Et un…
— Des personnages mythiques ! Présentés de la sorte, ils ont presque l’air véritable.
Il reprit le couloir qui menait au bureau de Maren. Un moment plus tard, il ouvrait le vidéo, composait le numéro de la Forteresse Washington, station terrestre du Conseil.
Mais au moment où l’image se formait sur l’écran, il entendit un déclic très sec. L’image diminua légèrement, mais assez pour qu’un homme averti s’en rende compte. Au même instant, une lumière rouge donna l’alarme.
La vidéo était piégée. Quelqu’un, quelque part sur la ligne, était à l’écoute. Et non pas seulement au moyen d’un bobinage, mais par une véritable épissure. Il raccrocha, se leva et rejoignit Maren qui avais laissé passer un ascenseur et attendait tranquillement le suivant.
— Ta ligne est à l’écoute.
— Je le sais.
— Et tu n’as pas appelé les PTT pour qu’ils ôtent le branchement.
Gracieusement, comme si elle parlait à quelqu’un dont les facultés intellectuelles étaient sévèrement atteintes, Maren expliqua :
— Mais ils le savent.
Ils ? c’était assez vague. Cela pouvait être la KACH, cette agence désintéressée dont Pip-Est louait les services, ou quelque département de Pip-Est lui-même, tel que la KVB. Comme elle l’avait dit, cela n’avait pas d’importance : Ils étaient déjà au courant.
Mais son mécontentement croissait : il avait voulu atteindre son client – son patron – par une ligne trafiquée de telle sorte qu’il s’en était aperçu. On n’avait fait aucun effort pour dissimuler l’introduction d’un dispositif électronique hostile, à fonctionnement automatique, absolument artificiel.
Pensive, Maren dit soudain :
— Ils l’ont mis la semaine dernière.
— Je ne proteste pas contre le monopole de connaissances que s’arroge un petit nombre de personnes. Cela ne me gêne pas qu’il y ait très peu de cadres et une quantité infinie de purzouves. En fait, toute société est dirigée par une élite.
— Alors, qu’est-ce qui ne va pas, mon chéri ?
— Ce que je n’aime pas, dit Lars en entrant avec Maren dans l’ascenseur qui venait de s’arrêter devant eux ; ce que je n’aime pas, c’est que l’élite, dans ce cas, ne veille même pas à garder le secret qui fait d’elle une élite. »
Il pensa qu’il existait probablement une brochure gratuite distribuée par l’ONU-Ouest et qui devait être intitulée à peu près comme suit : « COMMENT NOUS VOUS GOUVERNONS ET QU’ALLEZ-VOUS FAIRE À CE SUJET ? »
— Tu es de ceux qui commandent, lui rappela Maren.
Il se tourna vers elle :
— Et toi, tu as gardé branché ton additif cérébral télépathique en dépit de l’édit de Behren.
— Son installation m’a coûté cinquante mille unités. Crois-tu que je vais le débrancher, vraiment ? Il faut qu’il gagne ce qu’il m’a coûté. Il me dit si tu m’es fidèle ou si tu te trouves dans une chambre quelconque avec…
— Alors tu lis dans mon subconscient ?
— Oui. Et je me demande pourquoi. Qui voudrait vraiment savoir où tu gardes les saletés que tu veux toi-même ignorer.
— Vas-y, regarde ! Regarde tous les aspects qui intéressent l’avenir ! Ce que je veux faire ? L’acte potentiel dans sa forme encore germinative.
Maren secoua la tête :
— De si grands mots pour de si petites idées !
Il répondit par un seul mot, qui la fit éclater de rire. Le sauteur, mis sur conduite automatique, était monté assez haut pour dépasser la couche des communications urbaines et quittait déjà la ville. Machinalement, il avait placé les commandes pour sortir de Paris. Dieu seul savait pourquoi. Maren continuait à parler. :
— Je vais t’analyser, mon petit poussin. C’est vraiment touchant, tout ce que tu rumines sans arrêt très profondément, dans cette psyché inférieure qui est la tienne. Oui, inférieure à la normale, si on fait abstraction de ce point du lobe frontal qui fait de toi un médium.
Il attendit pour connaître quand même la vérité :
— … Tu entends tout le temps une petite voix intérieure, criarde, qui dit : « Pourquoi les purzouves doivent-ils croire ce qui n’est pas ? Pourquoi ne peut-on pas leur dire la vérité ? Pourquoi, une fois qu’ils sauraient la vérité, ne l’accepteraient-ils pas ?
Son ton était plein de compassion, maintenant, chose rare chez elle.
— …Pourquoi ? Tu ne peux pas concevoir l’incroyable vérité. Et eux non plus, ils ne le peuvent pas.